Balade au bout du Médoc
Petit clin d'oeil aux amateurs de Bandes Dessinées (le nouvel opus de cette fantastique série fantastique sera prochainement dans les bacs), cette excursion dans le Médoc n'était pourtant pas une « Balade au bout du monde ». Si l'on excepte la rime (riche !), le Médoc n'a rien du royaume de Galthédoc, les châteaux ici n'étant pas moyenâgeux. Nous ne sommes pas pour autant chez Mickey, car, même si la juxtaposition de certains styles laisse songeur, point de vieux roi barbu et bougonnant aux fenêtres, ni de princesse de conte de fées et encore moins de petites souris qui font la farandole.
Après 7 heures de conduite autoroutière intensive, arriver à Blaye et marquer le stop pendant une ½ heure au départ du bac qui relie les deux rives de la Gironde, cela fait relativiser les choses! D'abord parce que le soleil nous accueille et ensuite, traverser paisiblement l'estuaire au doux son du teuf-teuf du bac redonne tout son sens à la vie. Prendre le temps de humer l'air bordelais et savourer l'instant, loin du rythme trépidant de la vie moderne. Finalement, il va presque trop vite, ce bac qui relie Blaye à Lamarque, Médoc!
La route qui nous conduit jusqu'à Pauillac, terme de notre voyage, nous fait passer au cÅ“ur du vignoble et nous permet d'entrevoir des silhouettes bien connues (Latour, Pichon, Ducru,...), aiguisant notre appétit de découverte.
La veille de notre arrivée se déroulait le Marathon du Médoc, épreuve sportive et festive, qui suscite un réel engouement, permettant aux valeureux coureurs (et aux accompagnants !) d'arpenter le vignoble, au pas de course ou non, tout en ménageant des points de ravitaillement pas toujours orthodoxes. En ce dimanche soir, la petite cité a retrouvé tout son calme. Après une nuit de sommeil, nous sommes d'attaque pour notre petit marathon personnel, 6 visites de châteaux étant inscrites au programme !
Montrose, la modernité high tech
Comme entrée en matière, on ne peut rêver mieux ! Elle nous permet
d'appréhender de fort belle façon la notion de terroir bordelais.
Situé en hauteur sur une croupe qui regarde l'estuaire, le
vignoble offre une jolie vue sur la Gironde, si l'on excepte, au loin,
la centrale nucléaire de Blaye. La déclivité du terrain favorise le
drainage naturel malgré la faible épaisseur de la couche de graves
(moins de 60 cm par endroit), d'autant que celle-ci repose sur une
bande argileuse qui permet une bonne régulation de l'eau.
D'un point de vue climatique, la situation face à la Gironde
restreint le risque de gelées printanières et génère une certaine
humidité qui a évité à la vigne de trop souffrir de la sécheresse cet
été. De fait, les raisins semblent un peu plus gros que ceux aperçus
sur certains secteurs de Saint-Julien.
Pour l'équipe du château, 2003 s'annonce plutôt bien, voire très bien si les conditions actuelles se maintiennent jusqu'à la vendange qui ne saurait tarder. Apparemment, pas de déficit d'acidité trop marqué, ce qui ne devrait pas nécessiter de mesure corrective !
Le cuvier ultra-moderne réalisé en 2000 a amputé le vignoble de
quelques hectares juste autour du château, mais permet une
rationalisation du travail. On se croirait dans un grand laboratoire
agro-alimentaire tellement l'inox est clinquant ! Et de fait, c'est
bien d'agroalimentaire qu'il s'agit dans le cadre de l'élaboration du
vin, même si ça casse un peu l'image d'Epinal qu'on voudrait en avoir.
Après avoir assisté au soutirage du 2002, nous allons avoir un
aperçu de sa qualité dans la magnifique salle de dégustation du
château.
- La dame de Montrose 2002 : robe noire, opaque. Notes boisées torréfiées au nez. Le fruit est en retrait et la matière, qui semble belle, est un peu rectiligne et développe une certaine austérité.
- Château Montrose 2002 : sur ce millésime, les deux vins sont assez semblables dans l'esprit (pour une fois, assemblage identique 70% CS, 30% merlot) avec évidemment une concentration plus importante pour le grand vin qui développe un plus gros volume en bouche. Le boisé est plus fin, discrètement vanillé, et la finale se mâche encore terriblement. Dans une phase assez austère et fermée, peu à son avantage, je trouve que c'est un vin assez difficile à goûter, même si la matière est énorme. Mais la patience n'est pas la moindre des qualités de l'amateur de Montrose !
Fin de la première visite !
Avant la deuxième étape, nous faisons une petite halte devant Cos
pour la photo et nous en profitons pour grappiller un raisin dans les
vignes, raisin qui se révèle extrêmement riche et concentré en sucres.
Branaire, le raffinement fonctionnel
Accueillis par le propriétaire en personne, Mr Patrick Maroteaux, par ailleurs président de du Syndicat des Crus Classés du Médoc, nous commençons par nous installer dans la salle de réunion du château pour un petit « débriefing » et des considérations d'ordre général sur le terroir, les vins de Bordeaux, l'économie de marché... On sent poindre derrière le personnage l'homme d'affaires qui ne perd pas de vue les réalités économiques, mais en même temps transparaît le passionné amoureux de son terroir et de sa marque, qui n'a pas hésité à investir des sommes colossales pour hisser le domaine vers les sommets de l'appellation Saint-Julien. Le plus beau compliment qui lui a été adressé sur le redressement de Branaire vient de Las Cases : « Auparavant, dans les dégustations des crus classés de Saint-Julien, on savait qui serait le dernier, maintenant, c'est plus embêtant ! »
Le GJP devant Branaire
Le cuvier et les chais sont ultra-modernes et très fonctionnels. On a profité de la configuration du terrain pour construire un cuvier par gravité, qui permet d'éviter de remonter le jus en haut de la cuve pour l'y déverser. Il paraît que c'est mieux ! La construction du cuvier est à l'origine d'une petite anecdote savoureuse. A son arrivée à Branaire, Ph. Maroteaux a cherché à échanger des parcelles avec ses prestigieux voisins (Beychevelle et Ducru), notamment pour construire ce fameux cuvier. Après échange, une des parcelles appartenant à Branaire a été cédée par Ducru à la commune de Saint-Julien-Beychevelle pour y construire deux courts de tennis communaux. Un seul court a été réalisé, adossé à un petit bois, au milieu des vignes. C'est le court "le plus cher du Médoc", situé sur une ancienne parcelle de Branaire ! La surface prévue pour le deuxième court a été laissée en vignes que Branaire a récupérées, à charge pour lui de fournir à la mairie chaque année l'équivalent en vins produits sur cette parcelle !
Justement, nous allons les goûter, ces vins de Branaire, dans le caveau aménagé à proximité des chais.
- Duluc 2000 : le deuxième vin de Branaire dans un grand millésime et dans une phase très agréable, fruitée et poivrée. Une jolie mise en bouche.
- Branaire 2002 : intense, sur des notes boisées légèrement torréfiées, il développe une texture soyeuse avec un grain de tanins très fin. Très beau vin.
- Branaire 2000 : superbe ! Poivron bien mûr, cassis, gousse de vanille, il est impressionnant de profondeur. Grand vin !
Grand Puy Lacoste, le renouveau en profondeur et en douceur
Ce très beau 5ème cru classé de Pauillac, avec un vignoble d'un seul tenant autour du château (hormis une parcelle de quelques hectares à proximité de Mouton) est maintenant dirigé exclusivement, tout comme Haut-Batailley, par François-Xavier Borie qui nous reçoit personnellement au château. Nous sommes gâtés !
La rénovation est en cours ; les équipements sont modernes mais adaptés à la configuration des locaux, c'est à dire pas toujours rationnellement disposés. Il faut traverser la cour pour se rendre d'un chai à l'autre, ce qui n'est pas forcément pratique, surtout quand il pleut, mais ça a son charme ! Cuvier inox mais rien de clinquant. On se consacre ici à l'essentiel, c'est à dire élaborer un grand vin. Nous avons droit également, ce qui ne manqua pas de piquant, à l'anecdote du court de tennis, version Ducru, cette fois (F.-X. Borie s'est longtemps occupé de gérer Ducru-Beaucaillou).
Pour en revenir à GPL, son vin n'a rien d'un carburant pour automobile non polluante !
- Grand-Puy-Lacoste 2002 : fruité (cassis essentiellement), il est déjà presque aimable avec ses tanins civilisés, non agressifs. Disposant de suffisamment d'étoffe, il devrait donner rapidement une belle bouteille.
- Grand-Puy-Lacoste 2000 : nez sur le tabac, un peu torréfié et boisé mais les tanins sont fins et racés. C'est une très belle bouteille qui devrait bientôt être prête à boire.
Lagrange, l'efficacité à la nipponne
C'est la plus vaste propriété de Saint-Julien avec 113 hectares de vignes, ce qui nécessite une organisation sans faille. 800 000 bouteilles produites par an pour un prix de revient de 5 euros par bouteille, charges administratives non incluses (environ 2 euros), ce qui induit un bénéfice annuel d'environ 1 000 000 d'euros, un peu moins dans les petits millésimes. Les Japonais du groupe Suntori n'ont pas investi des sommes colossales dans la propriété par philanthropie ! Mais l'objectif essentiel a quand même été accompli depuis 85, à savoir remettre le château sur le droit chemin et à son niveau qualitatif de 3ème cru classé. Nous assistons au soutirage d'une barrique de 2002 avec décantation à la bougie avant de gagner la salle de dégustation pour appréciation de ce millésime justement, puis la salle à manger du château où nous sommes invités à déjeuner. ça sert, d'avoir des relations ! Sur le chemin, nous pouvons apprécier le mini-musée des cépages bordelais, plantés sur deux rangées chacun, ce qui permet de goûter à même la vigne le cabernet franc, le cabernet sauvignon, le merlot, le malbec, le petit verdot et le...carménère, toujours autorisé dans l'encépagement mais, à vrai dire, plus jamais utilisé !
- Les Fiefs de Lagrange 2002 : très fruité (cassis), il est d'une souplesse déjà agréable.
- Château Lagrange 2002 : sur le cassis bien marqué également, il est évidemment beaucoup plus concentré que le second vin. Très beau.
- Les Arums de Lagrange 2001 : la cuvée de blanc du château, assemblage de sauvignon, sémillon, muscadelle. Cherchant l'expression du terroir au-delà du cépage, il joue dans un registre plutôt subtil, sur les agrumes.
- Les Fiefs de Lagrange 98 : fruité, concentré et charnu.
- Château Lagrange 89 : tanins très fondus, dans un registre tertiaire, il est long, fin et élégant, témoignant d'un vieillissement harmonieux.
- Château Lagrange 85 : le millésime du renouveau pour Lagrange. Sur le havane et le pruneau, il tient encore magnifiquement la distance avec beaucoup de corps et de vigueur, ce qui le place à mon avis légèrement au dessus du 89.
C'est déjà l'heure de notre prochaine visite et c'est presque à regret que nous quittons nos hôtes pour nous diriger vers Talbot, voisin de quelques kilomètres.
Château Talbot, le dynamisme et la franchise
A peine en retard, nous interceptons la directrice du domaine sur le départ ! Elle ne nous attendait que le lendemain ! Il s'en est fallu d'un cheveu qu'on se manque ! Marche arrière toute et visite du domaine au pas de course, non pas qu'elle soit pressée, mais c'est son tempérament ! Elle ne pratique pas non plus la langue de bois. Ici, on a essayé, puis abandonné, devant les résultats décevants, le micro bullage ; l'appareillage quasi flambant neuf est encore accroché au mur. Concentrateur si besoin, mais pas osmose inverse. On fera tout ici pour produire du bon vin mais avec les meilleurs rendements autorisés possibles, il ne faut pas se voiler la face et bien rentabiliser l'entreprise toujours familiale. Le cuvier et les chais sont modernes mais adaptés à l'existant. Comme nous en avons pris l'habitude maintenant, nous terminons notre visite dans la salle de dégustation.
- Château Talbot 2002 : en pleine phase de prise de bois, il possède néanmoins beaucoup d'élégance avec de jolis tanins.
- Château Talbot 2001 : nez de fruits mûrs, un peu chahuté par la mise récente, c'est un vin d'une relative souplesse car il contient plus de merlot que d'habitude.
Châteaux Léoville-Barton et Langoa-Barton, la classe et la distinction
Nous terminons notre périple médocain par la visite du château
Langoa, fief d'Anthony Barton, qui produit deux vins de grande
envergure, le château Léoville-Barton (qui ne possède pas ses propres
murs) et le château Langoa-Barton, 3ème cru classé, moins connu car
exporté de façon quasi exclusive jusqu'à il y a peu.
Ici, on a privilégié le bois, ce qui donne au cuvier une grande
distinction. On se sent dans la chaleur d'une cave et pas dans la
froideur d'une usine agroalimentaire. Bois, ciment, inox, la qualité du
vin est la même. Le bois, c'est juste moins de facilités et plus
d'entretien, mais c'est la classe et un régal pour les yeux! Visite du
nouveau chai, récemment construit et qui s'intègre de façon exemplaire
à l'architecture existante, puis direction le caveau de dégustation,
situé dans le prolongement du cuvier, où nous allons faire connaissance
avec deux vins superbes.
- Château Langoa-Barton 2002 : un vin sur le fruit, gourmand, aux tanins très fins, élégants et féminins.
- Château Léoville-Barton 2002: Même si je suis loin d'avoir goûté tous les 2002, je pense qu'il s'agit là de la future star du millésime !Robe dense aux reflets violines. Très beau nez fruité, mais ce qui impressionne le plus, c'est un soyeux de texture et une grande concentration. Un vin immense, aussi grand que le 2000 à ce stade pour la propriété.
Autres vins du domaine dégustés pendant notre séjour, une véritable mini-verticale :
- Réserve de Léoville-Barton 98 : concentré, puissant et encore un peu massif, il se laisse pourtant boire même s'il est encore …sur la réserve !
- Léoville-Barton 97 : tanins fondus, plutôt souple, il est parfait à boire actuellement même si ce n'est pas un vin très profond.
- Léoville-Barton 93 : à maturité également, il termine toutefois un peu court à mon goût.
- Léoville-Barton 88 : sur le havane, la boîte à cigares, il possède beaucoup d'amplitude et un corps encore vigoureux, avec du tonus et de la concentration. Très beau vin.
- Léoville-Barton 86 : totalement fondu, il resplendit de classe et d'élégance. Je lui reprocherais néanmoins un peu trop de souplesse en milieu de bouche, préférant la vigueur du 88.
- Langoa-Barton 95 : très beau nez sur la cerise avec de l'alcool qui ressort un peu, mais pour mon plus grand plaisir. Les tanins sont soyeux et veloutés, m'évoquant un peu le style de certains vins du Roussillon. Elégant et racé, je trouve que c'est un très beau vin, mais les avis sont partagés.
Epilogue
Fin de notre aventure en Médoc, et je laisserai volontiers le dernier mot à Jean-Paul Barbier, restaurateur très haut en couleurs du Lion d'Or à Arcins, où nous avons pris notre repas d'adieux : « On fait de bons vins dans toute la France ! ç nous embête de vous le dire, c'est quand même chez nous qu'ils sont les meilleurs ».
Pas chauvins pour un sou, ces Médocains !
Merci à Philippe Chapon, caviste du Bon Echanson, instigateur de ce voyage, à Michel Sartorius, qui nous a « drivé » dans le Médoc en nous donnant l'impression d'être des VIP, et à Lilian Barton, pour sa gentillesse et son hospitalité.
En guise de conclusion, je voudrais souligner qu'il serait bête de bouder 2002, qui est un millésime hétérogène certes, mais d'un plutôt bon niveau qualitatif dans le Médoc. Le très beau mois de septembre a permis de rattraper les retards de maturité des raisins, et a privilégié la qualité des cabernets. En principe non spéculatif, sauf si Parker, qui a très bien noté un certain nombre de vins, ne vient brouiller les cartes, il devrait permettre à l'amateur de se faire plaisir avec des grands vins à prix abordables. Mon coup de coeur, c'est bien sûr Léoville-Barton 2002, un vin immense pour lequel je veux bien faire une exception à mon refus de notation et lui attribuer royalement un 96-99+. Les autres vins de Saint-Julien sont d'une très belle homogénéité qualitative.
Olif et le GJP
P.S. : en bonus, comme sur les DVD, 3 autres vins appréciés lors du séjour :
- Cos d'Estournel 87 : sur des notes tertiaires et des tanins bien enrobés et fondus, il possède encore beaucoup d'allant, contrairement à ce que l'on pouvait craindre. Son côté empyreumatique sur le havane, légèrement fumé, doublé de nuances chocolatées, est extrêmement séducteur, confirmant, après le 84 bu récemment, que Cos excelle dans les petits millésimes.
- Haut-Bages-Libéral 95 : attaque plutôt franche avec des tanins encore un peu durs, finale un peu courte et acide, il a été un peu écrasé par la race du précédent.
- Rayne-Vigneau 86 : très beau Sauternes au nez concentré d'abricot et très grande persistance aromatique en bouche.