Et le Païen fut...
Un petit hameau perché dans l'alpage suisse, il y a bien longtemps de cela, plus personne ne sait quand. Quelques maisons en pierres, en ruines, mais pourtant occupées. Pas par des fantômes, mais presque! Une poignée d'habitants y vivait, hors du temps, un peu hors d'âge également, tant leurs cheveux étaient blancs, leur peau ridée, leurs articulations nouées. Ils n’étaient pas là depuis longtemps et paraissaient condamnés à attendre. Mais attendre quoi? Que leur destin s'accomplisse? Ils semblaient au bout de la route et c'était presque miracle qu'ils fussent encore en vie. Qu'avaient-ils donc à expier, avant de gagner leur pardon?
Venir jusqu'ici, monter aussi haut dans la montagne, fut déjà pour eux un véritable exploit mais ils y arrivèrent, marchant presque mécaniquement, le regard vide, ne s'arrêtant même pas pour se ravitailler. Ils s'étaient retrouvés dans la vallée peu de temps auparavant, confluant instinctivement vers le même et ultime point de rencontre, à la manière des vieux éléphants. Plusieurs d‘entre eux venaient du Valais, même si leurs origines restaient incertaines, fruit d'un lent métissage au cours des siècles. D'autres avaient franchi la frontière et basculé sur l'autre versant de la montagne, soit depuis le Val d'Aoste, soit depuis l'Autriche voisine. Avaient-ils été sélectionnés pour la variété de leurs origines, leurs caractéristiques génétiques ou seulement parce qu'ils arrivaient au terme de leur existence? Probablement un peu de tout cela à la fois!
Après leur longue et silencieuse ascension, ils s'installèrent machinalement dans les petites maisons du hameau, allumèrent un feu pour réchauffer leurs vieux os juste recouverts de peau, et attendirent, toujours sans échanger le moindre mot entre eux. Ils restèrent ainsi plusieurs jours et plusieurs nuits, se contentant de la pitance minimum, un peu d’eau et un croûton rassis.
La cime de la montagne disparaissait dans les nuages. Pour qui se serait risqué à y grimper, un chalet serait apparu, dernier refuge avant de gagner le ciel et les étoiles! A l'intérieur de ce chalet, un vieil homme barbu s'affairait au milieu d'un véritable capharnaüm. Des fioles, des éprouvettes, de toutes les tailles, de toutes les couleurs, remplies de produits variés de consistances diverses, la matière première de ses expériences, sans doute. Et des bouteilles, de toutes les tailles, de toutes les couleurs également, mais dont le contenu avait l’air plutôt liquide et comestible ! Le vieil homme semblait apprécier à sa juste valeur le jus de la treille, ses joues colorées et couperosées étaient là pour en témoigner!
- “ Cette fois, je dois arriver à l‘élaborer, ce vin blanc taillé pour la garde! Mais avant cela, il me faut découvrir le bon cépage ! ” rumina t'il!
Nous étions donc bien dans un laboratoire, visiblement axé, entre autres, sur la recherche œnologique, le Changins* de l'époque, très certainement, là où s’élaborait la viticulture du futur, à la recherche du bon raisin, celui qui produirait le meilleur vin!
Ce soir-là était le soir où jamais, sinon c’était à désespérer ! Une nuit parfaite pour mener à bien l‘expérience! La pleine lune entamait sa course dans le ciel, le rendant presque aussi lumineux qu’en plein jour. Mus par une force mystérieuse, les vieillards aux cheveux blancs se levèrent de leur couche, péniblement mais sûrement, quittèrent leurs maisons, pieds nus, et se plantèrent, droits comme des I, sur le petit coteau faisant face au hameau. C'est alors que, sous l'action conjointe des rayons lunaires et d‘une formule magique venue d‘en haut, la lente métamorphose commença. Leurs pieds, comme figés au sol, s'enfoncèrent progressivement dans la terre, se ramifièrent et prirent racine. Leurs jambes déjà courbées s'infléchirent, se tordirent, se nouèrent et fusionnèrent en un seul tronc. Leurs bras s'ouvrirent, formant des branches sinueuses qui se mirent à bourgeonner. Leur peau se tanna encore plus, pour devenir rugueuse comme de l'écorce, et leur chevelure se transforma en un épais feuillage. De multiples grappes de raisins blancs se mirent à pousser à grande vitesse au bout des branches, jusqu'à acquérir leur maturité en un temps record. Un cycle végétatif accéléré, avec production de raisins issus de vieilles vignes, de façon quasi-instantanée! Un vrai miracle! Et la fin du Purgatoire pour ces humains au bout du rouleau! Le vieil homme quitta alors son refuge pour venir goûter à sa récolte, cueillant et croquant quelques grains de ci de là. Il tiqua! Pas suffisamment d'acidité à son goût, dans aucune de ces nouvelles variétés, pour produire le vin qu'il imaginait! Les mains croisées dans le dos, l'air songeur, il arpenta le coteau.
Une voix le fit sursauter!
- “ Ben, ça alors! J’le crois pas! ”
Il se retourna, pour enfin apercevoir un grand type égaré dans la montagne, au teint maladif, sub-ictérique, originaire du Jura Français, tout éberlué de ce qu'il avait vu et qu'il n'aurait pas dû voir! Incrédule, le Jurassien l'avait été toute sa vie, en fait, au point de renoncer à toute idée de religion, blasphémant volontiers à tort et à travers. Mais là, pour lui, ça dépassait vraiment l'entendement!
Malgré ses petit problèmes hépatiques, son heure n'était pas arrivée, mais tant pis pour lui! Pas question de laisser un tel témoin dans la nature! La lune brillait toujours et n'avait pas achevé son parcours céleste. Après quelques incantations proférées de façon quasi réflexe par le Barbu, le grand gaillard jurassien s'immobilisa et ne tarda pas à entamer sa mue, comme les ancêtres l’avaient fait précédemment. Il en résulta une plus jeune vigne que les autres, mais dont les raisins oblongs, juteux et parfumés, étaient dotés d'une belle et bonne acidité.
-“ Voilà qui devrait faire l'affaire! ”, s'exclama avec jubilation et sans remords le Vieil Homme, après avoir croqué avidement quelques grains. “ Pour une chance, c’est une chance! Il va falloir maintenant que je te baptise! … Et puisque tu ne crois en rien, je te nommerai ... Païen! ”
Olif
* Changins: Station fédérale de recherches agronomiques, travaillant notamment beaucoup sur la viticulture et l'oenologie