Pata negra helvetico et savagnin jurassico
Depuis que le journaliste Pierre-Emmanuel Buss n'a plus le Temps, il a un petit peu plus de temps. Une situation temporaire qui lui permet pour l'instant d'organiser des rencontres informelles comme celle-ci: une alliance somme toute assez naturelle entre le cochon suisse, façon iberico, et le savagnin jurassien, à la mode oxydative. Match aller dans le Jura français, à Montigny-les-Arsures, chez Stéphane Tissot. Comme j'étais sur le trajet, je me suis retrouvé embarqué dans le bus.
Les frères Tomas et Eleuterio Alcala, arrivés dans le Neuchâtelois dans les années 60, avaient à cœur de retrouver le goût du jambon que faisait leur papa à l'époque. Loin des arômes de fumé que l'on retrouve dans le Jura, de part et d'autre de la montagne, ils rêvaient serrano, bellota et pata negra. Ils jurèrent, mais pas trop tard, qu'ils en reprendraient bien un petit peu. Jural est né, contraction équeutée de Jura et Alcala. Pour cela, d'abord retrouver une race de cochon rustique, à la croissance lente, qui permette d'arriver à la production d'un gras d'exception, en un temps suffisant. Avec le cochon laineux, originaire d'Europe centrale et réimplanté de façon relativement récente en Suisse, le casting était tout trouvé. Après la CPE (Côte de Porc Énorme popularisée naguère par ce bon Estèbe, feu docteur qui a cessé de slurper en public depuis des temps que les moins de 20 ans ne peuvent quasiment pas connaître), voici le PNE, "pata negra d'exception", véritable ode au bon gras. La vie, quoi! Des cochons élevés et nourris comme des coqs en pâte, en semi-liberté, avec une alimentation adaptée et saine. Et voilà le résultat!
Minutieusement détricotée au couteau bien aiguisé, cette épaule de cochon laineux a donné le meilleur d'elle-même, une fois la couche superficielle de graisse rance soigneusement retirée. Un équilibre parfait obtenu à moit-moit et transcendé par un verre de la Vasée 2008.
Le Pata bianca, jambon de cochon blanc néanmoins bien élevé, huikk également de plaisir au contact du savagnin, définitivement un vin sensuel amoureux des cochonneries en tout genre, et plus si affinités. Il faut dire que la série présentée par Stéphane Tissot avait des arguments à faire valoir. Des jaunes de terroir, d'en Spois à Château Chalon, en passant par la Vasée et les Bruyères, estampillés 2008. Les vieux millésimes s'en sont donné à cœur joie, y compris le Dévoilé 2005, un jaune sans voile pour cause de degré alcoolique élevé, qui a finit son élevage tout nu, une grande première au domaine. Bouteille collector, commercialisée en 75 cl, dégustée en parallèle avec le jaune de la même année, un cas d'école et une bouteille d'anthologie. S'enchaînent, dans un tourbillon de folie, un jaune macéré 1992, la première expérience de ce type, renouvelée en 2009 (de façon anecdotique, parce que, depuis l'arrivée des amphores, Stéphane ne pense plus élever ses savagnins cuvés en mode oxydatif), un 91 épanoui, millésime oublié mais particulièrement réussi, un 85 totalement à point, et, pour finir, un 81 en demi-clavelin, un vin d'un autre âge qui ne nous rajeunit pas, mais qui goûte merveilleusement.
Du jaune de terroir, élevé pour partie en cave fraîche, l'autre en cave plus tempérée. Mais surtout bien aérée. Et c'est l'assemblage des barriques, élevées dans des caves différentes, qui révèle le mieux la complexité, la finesse et le terroir d'un grand jaune, malgré l'élevage oxydatif réputé tout niveler. Un credo développé depuis le millésime 2003 et qui se précise au fil des millésimes, confirmant le pressentiment initial de Stéphane. Il n'est de grand jaune que de terroir!
Des accords jambono-jaunes finalement testés et approuvés par Thierry Moyne de la Balance et Jean-Paul Jeunet, de passage à Montigny, avant ou pendant le service, qui pourraient être amplifiés par la prise en pension de quelques gorets dans les contreforts arboisiens, des cochons susceptibles d'être alimentés avec du marc de savagnin récupéré après pressurage. Une éventualité un peu compliquée à mettre en œuvre et qui demande réflexion, mais qui pourrait néanmoins être bigrement goûtue et intéressante, scellant définitivement l'alliance du savagnin et du cochon qui s'en dédit.