Le nez dans le jaune
Château Chalon, appellation aussi discrète qu'exemplaire, va bientôt fêter ses 80 ans. Le 29 mai, très exactement. Les 5 premières AOC reconnues par le décret du 15 mai 1936, dont Arbois, ont déjà fait cause commune et se sont unies pour anticiper la célébration cet anniversaire lors de soirées de prestige organisées ici ou là. Tandis que les vignerons du Syndicat de Château Chalon se demandent encore comment marquer le coup. Et si, finalement, la dégustation organisée le 19 mars à la maison de la Haute Seille constituait le prologue de festivités de plus grande ampleur?
Considéré comme l'un des 5 plus grands vins du monde par le célèbre gastronome Curnonsky, le Château Chalon est aussi un vin de Metternich. Adulé par le Prince autrichien et méconnu par l'Empereur français (d'après la légende), il est produit de longue date dans un petit canton de l'empire de Napoléon III, désormais zone AOP du département du Jura de la République française, à partir du seul cépage savagnin. Il vieillit en fût pendant 6 ans et 3 mois sans ouillage. Le Château Chalon est donc un vin jaune. Mais c'est bien plus que cela. C'est un Château Chalon. Un vin hors du temps, qu'il ne faut néanmoins pas hésiter à goûter dans sa jeunesse pour mieux comprendre le voile de levures à l'origine de son profil aromatique si particulier, qui peut enchanter le dégustateur autant que le rebuter, quand il ne possède pas quelques bases sur le monde si particulier de l'oxydatif.
Mais revenons à cette dégustation du 19 mars 2016, qui restera marquée d'une pierre jaune dans la mémoire de tous les participants, une bande de privilégiés conviée à un voyage dans le temps sur le piton rocheux de Château Chalon. En voiture, direction le XIXème siècle.
Le prétexte, en toute simplicité, c'était ce clavelin préphylloxérique de 1886 du domaine Marchandon de la Faye. 1886, dernier millésime avant le ravage complet du vignoble par un puceron djihadiste particulièrement vindicatif. Et vous, vous faisiez quoi, en 1886, pendant que Carl Benz brevetait la première automobile, que l'on inaugurait la statue de la liberté et que John Styth Pemberton, pharmacien de son état à Atlanta, inventait un sirop à base de noix de kola, de sucre, de caféine, de feuilles de coca et d'extraits végétaux, à l'origine de l'un des pires fléaux du XXIème siècle? Qui eût pu imaginer que c'est en partie grâce à cette boisson gazeuse que Jean-Louis Suret, actuel propriétaire de la maison de Maurice Marchandon de la Faye, ait souhaité partager généreusement ce vin avec un parterre de connaisseurs triés sur le volet?
Avec son étiquette momifiée, presque illisible, mais un médaillon bombant fièrement sur le poitrail, ce clavelin en verre soufflé a fière allure. Poussiéreux à l'extérieur, chemisé à l'intérieur. Les tanins du jaune s'y sont déposés. Et que dire de son contenant? Un ange est passé, laissant les dégustateurs cois. De Philippe Troussard, MOF sommelier arboisien qui en a oublié de cracher, moins d'une heure avant son service en salle aux Caudalies, à Jacques Dupont, dont le Point est resté sous la table, en passant par Christian Martray, pigiste à la RVF et sommelier chamoniard, habitué à tutoyer les sommets en blanc, et Andres Conde Laya, restaurateur à Santander et grand spécialiste du vin oxydatif. Un premier nez de poivre blanc, relevé et enlevé, sur des notes douces de vin de paille, portées en bouche par une belle acidité résiduelle et une grande douceur. Le nez, tout comme la bouche, envoûte, appelant à lâcher prise et se laisser emporter par cette formidable machine à remonter le temps.
Pour ne pas laisser seul ce clavelin d'exception, les vignerons de Château Chalon lui ont offert une escorte solide. Pour l'encadrer, un 1929 de la maison Brocard, offert par Michel Converset, éternel grand avocat à la cour du vin jaune, et un 1959 de Paul Macle, proposé par Christian Vuillaume, actuel maire de Château Chalon. Avec le 1959, on commence à basculer dans le monde des vieux vins, avec ces notes beurrées, crémeuses et légèrement grillées de grand chardonnay bourguignon bien évolué. Ou alors sont-ce celles d'un grand savagnin jurassien? En bouche, l'acidité est là. Trop? Un peu monolithique, il est vrai. Une plus grande complexité sera pour demain ou après-demain, ce grand vin a encore besoin de temps. Il n'est qu'en devenir, car il possède beaucoup de vigueur et un alcool pas encore complètement intégré. Ne soyons cependant pas trop difficile, car il est tout de même magnifique à ce stade. Ce sont ses aînés qui ont amené à en relativiser les qualités. Le 1929 a fait beaucoup plus de chemin. Le nez est plus fin et complexe, avec des notes tourbées et maltées. On dirait un grand Single Malt écossais, l'alcool en moins. En bouche, de la douceur, des notes un peu miellées, et une très longue persistance, digne des plus grands.
Pour la mise en bouche, les 8 derniers millésimes de Château Chalon, fournis par 8 vignerons différents ont permis de se préparer le palais. De 2009 à 2002, une jolie balade au pays du savagnin, avec les caractéristiques de chaque année bien mises en évidence par un petit débriefing post dégustation. La plus belle de la série, en ce qui me concerne: le 2004 du domaine Berthet-Bondet.
Ça tombait bien! À défaut de fêter les 80 ans de l'AOC, ce qui ne saurait sans doute officiellement tarder, nous avons dignement arrosé les 60 ans d'un des grands vignerons de Château Chalon! Chapeau, Jean!
Et puis, dans le Jura, comme partout ailleurs en Gaule, tout finit par un banquet. Ici, point de sanglier, mais un poulet de Bresse au vin jaune et aux morilles. Comme il se doit. À l'auberge du Roc. Avec, cerise sur le gâteau, une petite perle érotique pour l'accompagner: un Côtes du Jura 1969 de Jean Macle. De quoi tomber à la renverse!
Commentaires
Trop fort Olivier!!!
Un grand merci pour ta prestation tant technique qu'humoristique.
Bien à toi.
Manu t'embrasse et nous vous attendons avec les Barthes.
Merci à toi, Laurent, et à tous les vignerons de Château Chalon pour ce moment exceptionnel. On va essayer de se caler une date pour revenir à Château dès que possible!