Mon été avec Hubert
Il y a pire compagnie musicale pour passer un été. Un mois pour autopsier une œuvre, celle du célèbre artiste jurassien, chanteur pas encore mort, autant adulé par ses fans qu'il n'a été ignoré par les grands médias, ce dont on se contrefout moyennement à partir du moment où l'on sait qu'il figure largement plus haut sur l'échelle de Richter des grands poètes de la chanson française que Pascal Obispo ou la Star Academy sur l'escabot des ménagères de 50 ans à la boîte crânienne disponible pour un bon bout de cerveau en plus. Un mois passé à lire, écouter, regarder, disséquer, me remémorer tout ce qu'Hubert-Félix Thiéfaine a pu faire au cours d'une carrière particulièrement bien remplie. Carrière dont j'ai extrait des bennes de souvenirs personnels, liés à mon propre parcours lorsqu'il a croisé le sien. Un morceau de ma vie avec Hubert, quoi..!
Tout a commencé un vendredi 13 bien arrosé à 5 heures. Vendredi 13 et un semi-remorque, 5 heures et des brouettes. Approximativement. Avec le temps, va, tout finit par s'en aller quand on fête un soixantenaire. L'anniversaire du Blet* à Pupillin, pas question de louper ça. Une grosse rafale d'apéros et un balthazar de ploussard plus tard (à moins que ce ne soit du trousseau plutôt?), le Bornard qui sort sa guitare et attaque son récital. Du Thiéfaine, évidemment. On ne va pas couper les joints en quatre! Après la célèbre Fille de..., Annihilation. Un vrai morceau de bravoure! Moins connu, pas facile à chanter, avec guitare, harmonica et choristes improvisés, criant du cœur.
"Qui donc pourra faire taire les grondements de bête
Les hurlements furieux de la nuit dans nos têtes?"
Curieuse impression que celle de bien connaître cette chanson. Dans quel album, déjà? Et son titre? Mais la connais-je vraiment? Enquête. Entre trois grammes et cinq heures du matin**, biographie officielle de Théfaine*** sous le bras, j'ai ressorti du grenier mes vinyls empoussiérés mais pieusement conservés, mes CD particulièrement bien archivés et entamé mes recherches. Patiemment, méthodiquement, scrupuleusement. Du début à la fin. Jusqu'à l'annihilation totale et même plus. Me replonger dans le parcours d'Hubert-Félix Thiéfaine depuis les origines, c'est quasiment dérouler aussi le fil de ma propre vie. Parce ce qu'on se connaît depuis longtemps, avec Hubert. Enfin, surtout moi. Je l'ai toujours suivi, sans faiblir, ni jamais rien lâcher. Une longue relation platonique, musicalement parlant, où nous nous sommes régulièrement croisés sans nous voir. Enfin surtout lui. Parce que moi, j'étais dans la foule anonyme des fans de la première heure, les pieds dans la fosse et les yeux rivés sur la scène, à pogoter sans fin sur la deadline, quand je ne dodelinais pas du chef sur une de ses mélodies entêtantes, buvant ses paroles d'un côté et une bière de l'autre.
En 1978 (ou peut-être était-ce 79?), Hubert-Félix arborait encore fièrement, au-dessus de ses pieds, de grosses moustaches gauloises, quand ce n'était pas un nez rouge, et il écumait les petites salles franc-comtoises, dont celles de Besançon, la capitale régionale, ville universitaire où il avait été censé étudier, parfois accoudé au bar (de l'U, évidemment). Accompagné du pas encore tout à fait très véritable groupe de folk haut-saônois Machin, mais qui n'allait pas tarder à le devenir****. La cancoillotte était son hymne, que la foule en liesse reprenait généralement en chœur, sans chauvinisme aucun. Tout comme la majorité de son répertoire, d'ailleurs, que tout un chacun connaissait déjà entièrement, de la maison Borniol jusqu'à la fille du coupeur de joints, en passant par la fin du Saint-Empire germanique. C'est à la Maison Pour Tous des Orchamps, quartier de Palente, remis à l'heure depuis l'affaire LIP, que j'ai eu l'occasion de le voir pour la première fois. Une permission culturelle accordée avec parcimonie aux internes du lycée bisontin tout proche, là-même où je tentais de m'ouvrir les portes de l'Université de Franche-Comté. Un coup de foudre musical, exacerbé par la fierté chauvine d'avoir un chanteur loco-régional de cet acabit, que l'on savait déjà intuitivement faire partie des grands. Et on n'avait pourtant encore rien vu (ni entendu), ou presque! Les trois premiers vinyls de la période Machin, je les connais toujours quasiment par cœur. D'annihilation, point encore. Mais une vierge au dodge 80 enfermée le 22 mai dans un cimetière avec un chien, un singe, un alligator et la fille du coupeur de joints aux 427 chasseurs, ça ne fait aucun doute!
En 1981, première mutation et dernières balises. Hubert a rasé ses bacchantes. L'arrivée de Claude Mairet n'a pas encore totalement éclipsé les musiciens de Machin, qui répondent présents jusqu'en 1983. Un très véritable choc que cet album, acheté dès sa sortie début septembre, juste avant de partir me noyer dans une cuve de picpoul avec une bande de copains étudiants. Néanmoins sans pouvoir l'écouter avant de rentrer, épuisé par une semaine de pompage intensif à la cave coopérative de Pinet, (devenue Ormarine par la suite), ce qui fut à l'origine d'un culte commémorationnel, aussi irraisonné qu'improbable, à base de fondue au fromage et au picpoul dans laquelle on trempait, jubilatoires, des moules marinières au savagnin. Après 113 écoutes de balises sans dormir, une reniflette et une bonne branlette, toujours pas d'annihilation en vue, évidemment. Alambic/sortie sud sonnera le glas de ma thiéfainothèque en vinyl, dès 1984. La période qui s'en suivit fut celle d'un relâchement musical 33 fois coupable, pour cause d'activité professionnelle débordante, couplée à une vie sentimentale et familiale bouleversante. De toutes mes idoles passées, Hubert fut l'une des rares à continuer d'exister. Mais c'est quand même un peu en dilettante -et en léger décalage horaire- que je découvris les deux derniers albums de l'ère Mairet (Météo fur Nada et Eros uber alles). Pas de souvenir de concert de cette période-là, la médecine et l'hôpital phagocytaient mes jours et mes nuits. Entre septembre rose (le mien), février noir puis rose (les miens aussi), place à la période américaine d'Hubert, avec deux albums au ton musical légèrement différent, mais aux textes touffus toujours aussi poétiques et affûtés. Dont quelques fulgurances, qui n'ont pas pris une ride depuis, et qui reviennent immédiatement en tête au fil des réécoutes. C'est une évidence, Hubert n'est pas un Saint édulcoré destiné à beurrer des tartines allégées. Sa poésie, c'est de l'authentique et du lourd, entre chroniques bluesymentales et fragments d'hébétude. Et pourtant, elle est bien plus facile à digérer que de la margarine en barquette plastifiée.
Une quinzaine d'années plus tard et 10 albums passés en revue, l'enquête n'a toujours pas progressé d'un pouce. Presque aussi laborieuse (mais toutefois moins arrosée), que celle du commissaire Bronski et de son adjoint Destouches**...
1996. Année de la renaissance à la musique, en ce qui me concerne. Pas mal de retard en la matière à rattraper et écouter. La tentation du bonheur musical? Sans doute. Ce fut vrai aussi pour Hubert, un instant tenté par le bonheur, lui préférant finalement, avec bonheur, la tentation, deux ans plus tard. Un double album yin/yang, où l'on préfèrera, au choix et inversement, la philosophie au chaos. Et yop! À moins que l'on ne se sente 33 fois coupable d'avoir disséqué un pigeon à Zone-la-ville pour succomber aux charmes de la poésie d'Hubert. En 1998, en outre, Thiéfaine fêtera ses 50 ans sur la scène de Bercy, un concert magistral de 3 heures dont j'ai réussi à me procurer le DVD, théoriquement épuisé. Et c'est en 1999 que Tony Carbonare, ex-leader de Machin et manager d'Hubert, décide d'arrêter l'aventure, pour se concentrer sur ses projets personnels. De fait, il en a fait des trucs. Et des machins, aussi. Relancé en 2003, le groupe folk haut-saônois entame une tournée qui l'amène dans nombre de salles comtoises. Dont celle des Capucins à Pontarlier, le 13 février 2004. La nostalgie, camarade! Le groupe fait un tabac, inondant la scène de cancoillotte, ne rechignant pas à une bière et une dédicace en after.
Volubile et accessible, Tony évoque avec volupté les années Hubert, quand il faisait entre autres le taxi pour lui. Les deux compères ne se sont jamais complètement quittés, on n'efface pas comme ça deux décennies d'amitié profonde. Et, régulièrement, le chanteur jurassien convie dans son refuge de la forêt de Chaux les amis de toujours. Quand Hubert invite, on ne refuse pas. Plutôt sociable, l'artiste. Même si la solitude, ça le connaît. Celle de Léo, bien sûr, qui l'a ferré de longue date, en étant une vraie source d'inspiration pour lui. L'idée d'une tournée en solitaire ayant germé depuis un petit moment, il prit la route pour une soixantaine de dates, accompagné de sa seule guitare. Une route qui l'a conduit inévitablement au théâtre de Besançon, en octobre 2004, où il n'était pas question de ne pas aller le soutenir dans son marathon. Un grand moment acoustique, pour toujours gravé dans mes oreilles et ma mémoire, où Hubert se révèle être un chanteur très proche de son public.
Auparavant, en 2001, Hubert s'était défloré aux musiques électroniques, sous l'influence d'une attaque massive. Défloration 13, magnifique album un peu moins immédiatement accessible que les précédents, ouvre le chant de tous les possibles, musicalement parlant. Fastes de la solitude, que l'on aimerait bien rompre avec la p'tite bleue du guichet 102. Les mélodies restent aguichantes, sans être aussi lumineuses que celles de l'album qui a suivi en 2005, un scandale mélancolique certes, mais pas un scandale mélodique. Les musiques composées par Jipé Nataf, Mickaël Furlon, Philippe Paradis, illuminent les textes d'Hubert, plus triste et mélancolique que jamais, génial usurpateur qui aurait volé son âme à un clown. Un clown triste, qui cherchera refuge dans le blues en 2007, en compagnie de son acolyte Paul Personne. Pour le plaisir, mais aussi pour faire la nique à Johnny, qui avait sollicité les deux compères pour écrire textes et musiques d'un album blues, qu'il fera finalement sans eux. En juillet 2006, lors du Scandale mélancolique tour, Hubert-Félix fait escale à Arc-et-Senans, à deux pas de son repère jurassien. Un lieu exceptionnel, chargé d'histoire et d'architecture (qui a depuis reçu 19000 personnes à l'occasion de la venue de David Gilmour en 2016), où Hubert a invité ses potes de la nouvelle génération, qui n'ont pas hésité à venir chanter avec lui (contrairement à d'autres plus célèbres qui ont toujours refusé la confrontation, contribuant à faire d'HFT le mal-aimé des médias et du grand public). Cali, Tryo, la Grande Sophie, Paul Personne, Aldebert, Clarika... se sont donc retrouvés sur scène à ses côtés, pour un concert mémorable (que j'ai malheureusement raté), tout comme l'after, où la crème des artisans arboisiens s'était déplacée pour proposer aux artistes moult produits locaux, naturellement alcoolisés ou chocolatés. Un moment inoubliable, à ce que l'on m'a raconté.
Et puis vint le crash de 2008. Trop d'ivresse tue l'ivresse et coule le bateau cher à Arthur. Explosion en plein vol! De cette TSOD***** médicamenteuse et des quelques mois de désintoxication qui ont suivi, subsisteront des séquelles, conçues pour fêter le renouveau d'un soixantenaire désormais sobre, sous forme d'un coffret de 3 CD, mêlant best-of, titres live et un inédit, rescapé de cette tentative d'annihilation et d'un projet d'album avorté. Et voilà, nous y sommes. Enfin!
L'enquête terminée, il ne fallait pourtant pas s'arrêter en si bon chemin. Reparti du bon pied, Hubert a procédé à une livraison supplémentaire en 2011. Un nouveau chapitre de l'album qui sera celui de la reconnaissance des médias.
-Encore du Thiéfaine?
Qui donc pourra faire taire les grondements de Mme Olif, orchidoclaste à ses heures, qui ne dit pas que "n'importe quoi?" et ne se prive pas de venir troubler mon immersion en poésie jurassienne non peroxydée. Ce supplément(s) de mensonges sera donc l'album de la victoire. Victoire de la musique, victoire de la poésie, victoire de la chanson, victoire d'Hubert-Félix Thiéfaine. Il débouchera sur une méga-tournée, l'homo plebis ultimae tour, qui ne sera fort heureusement pas ultime. De passage au Paleo Festival de Nyon, elle sera pour moi l'occasion d'exercer mes talents de photographe non officiel de concert. Et j'en suis plutôt fier, de mes quelques clichés!
Rebelote en 2014, avec une stratégie de l'inespoir inespérée. Suivie d'un VIXI tour XVII, encore loin d'être terminé, et dont les arrangements ont été confiés à son fils Lucas, croisé par hasard lors d'une dégustation au domaine Macle il y a quelques années, en compagnie de ses grands parents, parce qu'Hubert souhaitait qu'il soit éduqué aux bonnes choses du Jura. Après un passage par Métabief et le festival de la Paille, en 2015, Hubert quittera début septembre son Jura du bas pour celui des Franches montagnes helvétiques et le Chant du Gros 2016, un festival dont les Suisses ont le secret. Inutile de dire que j'y serai. Et puis le 5 novembre, ce sera au tour du Haut-Doubs de faire son festival à Pontarlier. Si en plus Hubert vient jouer à la maison cet automne, ce sera définitivement mon été indien avec lui!
* surnom de Philippe Bornard, vigneron jurassien amoureux dans le pré, qui remonte à des temps lointains. Peut-être bien de la communale, même...
** Entre trois grammes et cinq heures du matin, de Jean-Charles Chapuzet, polar antibiographique à la recherche d'HFT, paru aux Presses du Belvédère en 2009, écrit sous influence thiéfainesque. Mais il y a autre chose..!
*** Jours d'orage, biographie de Thiéfaine par Théfaine, éditions Fayard, dont un certain nombre d'éléments de ce post ont été tirés.
**** authentique, il l'était déjà, en fait, mais s'appelait seulement Machin. Tout court. Plus tard, lors de son come-back, c'était toujours son nom, mais il était enfin devenu très véritable.
***** Tentative de Suicide par OverDose
P.S.: ne pas manquer d'aller faire un tour sur la Planète Thiéfaine, site de fan très complet, truffé de bonus, qui m'a également beaucoup servi pour la rédaction de ce billet
Commentaires
Salut Olif
Très belle autopsie vraiment merci.
On parle beaucoup d'uberisation de l'économie, quid de l'hubertisation de la poésie ?
Bonjour
Je découvre ton blog et je tombe sur ce magnifique article consacré à HFT. Je l'adore, je me sens souvent incomprise quand je dis j'aime mais pas grave ça fait 20 ans que ça dure lol !
Je continue de découvrir !
Belle journée
Nathalie