Couvet, commune Val de Travers. Son hôpital, sa piscine et son ancienne tricoterie Dubied, transformée en chai du domaine de la Clavenière, tronche de Travers du vignoble Neuchâtelois. Depuis la fusion administrative, toutes les communes du Val de Travers, canton de Neuchâtel, s'appellent Val de Travers. Sauf deux, Les Verrières et La Côte aux Fées, qui continuent de voler de leurs propres ailes exécutives. Le 11 juillet 2013, 19 heures, plusieurs berlines arrivent à la Clavenière, en roulant au pas, tous feux éteints. Normal, il fait encore jour. Des individus s'en extirpent lestement et se dirigent, la mine patibulaire, vers le rez-de-chaussée du bâtiment. Normal, ils ont rendez-vous à la cave pour une dégustation à la gloire d'un des plus grands cépages rhodaniens. 14 syrahs du Valais, en 3 shots, sur 3 millésimes différents, avec pour dénominateur commun, un des maîtres à penser de nombre de vignerons et/ou œnologues helvètes.
Noiraigue, commune Val de Travers. Son Creux du Van et son gaz de schiste dont il serait temps de ne pas vouloir. Noiraigue, c'est l'un des sites jurassiens ayant reçu une autorisation de forage, avec Pontarlier et Les Moussières, côté français. Les Moussières, en plein cœur du Parc Naturel du Haut-Jura. On se demande à quoi ça sert d'être un haut-lieu naturel soit-disant protégé! Du côté de Neuchâtel, la résistance commence à s'organiser. Parce que venir polluer l'Areuse et l'absinthe pour émettre des gaz aussi délétères pour l'environnement qu'un mauvais pet foireux dans une atmosphère confinée, non merci!
Le 12 juillet à 10 heures, soit très précisément le lendemain du 11 juillet, plusieurs berlines se garent devant la caserne des pompiers de Noiraigue. Des individus s'en extirpent péniblement, pas tous très frais. Pour bien profiter du plus beau cirque jurassien du monde, où van (la falaise, en celtique) et vent (le vent, en français basique, voire même en romand de Suisse voisine) se mêlent, s'entremêlent et se confondent, il vaut mieux en faire le tour. Ce qui nécessite un moindre effort, que la plupart des automobilistes purs et durs n'auront jamais le bonheur de connaître, eux qui préfèrent la montée motorisée par la route jusqu'à la ferme du Soliat pour se repaître d'une bonne grosse fondue apte à combler leur petit creux, avant de jeter un œil morne et un rot fromager sur le Creux, sans avoir à fondre en grimpant le sentier dans la chaleur torride d'un été jurassien plutôt réussi. Montée dans le sens anti-horaire, via la ferme des Œillons et le sentier des 14 contours, descente par la ferme Robert et le sentier pentu du Single, où l'on ne se sent étrangement pas seul à avoir une âme de primate, tel est le menu habituel du randonneur du Creux du Van, sans se vanter.
14, oui, le chiffre est exact, compté, recompté, vérifié, par une foultitude de randonneurs. 14, oui, le chiffre est inexact, puisque compté, recompté, vérifié, par une poignée de dégustateurs. Il y eut finalement 15 syrahs, servies à l'aveugle en 4 flys de 5+5+4+1. 2010, 2005 et 2003. +1. Pièges et/ou pirates non exclus. Vins transvasés dans une bouteille anonyme depuis leur bouteille d'origine. Et c'est parti pour 14 contours de syrah, en quête d'un mythe mais aussi du simple plaisir de déguster, d'échanger, de commenter, de partager, une fois les dernières petites modalités du débriefing mises au point, non sans mal, d'ailleurs.
Mise en bouche: la montée est rude, jusqu'à la ferme des Œillons, au départ de Noiraigue. Dans le gourdon, mieux vaut un vin désaltérant et aérien, avec deux ailes. Par exemple, un Chasselas Le Brez 2012 de la Colombe, à la gloire de Raymond Paccot, chantre de la biodynamie et de la sélection parcellaire sur la Côte vaudoise.
1er contour: ça attaque fort, dès le franchissement des Œillons et la montée dans la forêt. Du gros calibre pour une syrah plutôt consensuelle qui ne le fut pas. Boisée, certes, mais d'un bois fin et élégant qui ne m'a pas gêné plus que cela, tant les tanins furent veloutés et frais, avant de se fondre dans une finale très syrah, d'une grande longueur et d'une exquise fraîcheur. Syrah 2010, Cave des Amandiers, Alexandre Délétraz.
2ème contour: sortie du bois. Les framboisiers qui bordent le sentier ne sont pas encore chargés de fruits, cette syrah si. Un petit bonheur de fruits rouges entrelardés, sur des tanins croquants, salivants et rafraichissants. On en redemande, en ayant de surcroît un gros doute sur le géniteur. Bravo! Syrah 2010, Christophe Abbet.
3ème contour: on plonge à nouveau dans la forêt. Les fruits se font discrets. Ce virage-là est plutôt raide et il faut s'accrocher. Acidité, dehors toute! C'est frais, forcément, acidulé, mais la finale se resserre sur les gencives, astringente et asséchante. Du jus, il y en a, sans doute à attendre. Si Joris su, Joris pas venu? Mais si, voyons. En l'état, c'est tout de même un peu duraille pour mon palais. Syrah Chamosite 2010, Didier Joris.
4ème contour: bien accroché dans la pente, il s'agit maintenant de dérouler. Le nez est très beau, sur le caractère végétal de la syrah, bourré de fraîcheur et de notes de tapenande et d'olive noire. Une petite touche de bois ne vient même pas faire de l'ombre. En bouche, la matière en impose. Une belle grosse masse tannique acidulée qui sèche légèrement en finale, mais qui ne demande qu'un peu de temps pour se fondre. Un grand vin, pour plus tard. Syrah Quintessence 2010, Benoit Dorsaz.
5ème contour: une difficulté superposable à la précédente. Ça syrahte plutôt joliment, sur un léger boisé toasté. Les tanins sont encore appuyés, mais s'enrobent déjà délicatement. Il y a la matière, l'acidulé, la fraîcheur. Ne manque juste qu'un peu de temps... Syrah Vieilles Vignes 2010, Simon Maye.
6ème contour: les lacets commencent à se resserrer, les vins aussi. On avance pourtant dans le temps, franchissant 5 années d'une traite. Une série qui m'apparaîtra un peu difficile, avec des vins au grand potentiel, mais dans une phase peu épanouie. De la violette, il y en a, pourtant, dans cette bouteille-là. C'est plutôt agréable, d'autant plus que la rétro est fruitée. Entre les deux, le vin est un peu compact et dense, comme replié sur lui-même. La finale laisse apparaître une pointe d'alcool. Globalement, c'est plutôt bien, mais pas à point. Didier, Didier! Oui. Syrah L'âme des Pierres 2005, Didier Joris.
7ème contour: nouveau virage un peu sec, pour cette syrah aux étonnantes notes d'agrumes sur fond métallique, avec une touche de vernis à ongles. Les tanins sont un peu sévères, avec une acidité marquée. Il faudra lui donner une deuxième chance. Syrah 2005, Cave Le Bosset.
8ème contour: le nez dans la pente, il faut continuer de grimper. Des notes de cerise, avec un petit côté noyau, pourtant, il ne s'agit pas de grenache. Et peut-être un premier nez réduit sur le caoutchouc brûlé ("il pneute!", pour certain d'entre nous). En bouche, les tanins sont marqués et finissent sur de l'amertume, ce qui induit un effet salivant bienvenu. Il y a du vin dans cette bouteille, mais c'est quand même un peu sévère! Syrah 2005, Denis Mercier.
9ème contour: première sortie de route dans un virage, il fallait bien que ça arrive un jour. Nez sur la pomme blette matinée de liège et/ou de champignon, trahissant un défaut de bouchon. Là aussi, de la matière, mais des tanins durs et asséchants en bouche. De façon visiblement anormale. Pas de chance, il faudra y regoûter pour confirmer le problème ponctuel de bouteille. Grain Syrah 2005, Marie-Thérèse Chappaz.
10ème contour: l'espoir renait au fur et à mesure que le ciel se rapproche. Sortie de la forêt de chêne, les framboisiers sauvages poussent à nouveau tout au long du chemin. Ça sent aussi la groseille, même s'il n'y en a pas. Le bois se fond. Les tanins acidulés sont d'une grande finesse, la finale fait bien saliver, malgré la petite pointe d'alcool bien présente et globalement toujours ressentie dans cette série, millésime oblige? Aucune impression de déjà vu/bu, pourtant... La deuxième chance de la Syrah 2005 de la Cave Le Bosset n'a pas mis longtemps à se concrétiser. Les deux bouteilles n'ont pas été conservées dans la même cave, est-ce la seule explication? Ou alors l'ordre de passage dans la dégustation?
11ème contour: deuxième sortie de route en plein virage, impardonnable celle-là. Ça sent le TCA à plein nez, impossible d'y tremper les lèvres. Dommage! Syrah 2003, Christophe Abbet.
12ème contour: la délivrance est proche, la perspective de toucher au but motive les troupes, qui retrouvent un deuxième souffle. Le nez est plutôt évolué, mais très joli. Du pruneau un peu cuit, mais une rondeur bienvenue en bouche. Vin plaisir, charnu et agréable, dont il ne faudrait pas se priver. Syrah 2003, Romain Papilloud.
13ème contour: à partir de là, ça déroule. Cette syrah-là ne saurait renier ses origines valaisannes. Beaucoup d'élégance, de la finesse et un petit je-ne-sais-quoi dans la texture qui évoque irrésistiblement le Valais. Un vieillissement harmonieux pour cette très belle Syrah Osami 2003 de Didier Joris.
14ème contour: le final, l'apothéose! Nez complexe et enivrant sur les agrumes, l'écorce d'orange confite et le poivre. En bouche, la texture est fabuleuse. Savoureuse, aussi. Et dotée d'une grande longueur et d'une belle fraîcheur. La trame tannique est parfaitement fondue, d'une grande finesse. Ça sent le Rhône septentrional, largement en aval du Valais. Du négoce haute couture, que cette Côte Rotie 2003 de Tardieu-Laurent. On comprend ceux qui aimeraient s'en inspirer pour leur petit commerce.
À la sortie du dernier contour, il faut encore et toujours monter. Plus pour longtemps. Juste celui d'un dernier verre de syrah, un bonus ludique, puisqu'il s'agit de retrouver l'un des contours déjà franchi, présenté en magnum et, de ce fait, décliné en deux bouteilles de 75 cl, si mes calculs sont exacts. Il s'agissait de L'âme des Pierres 2005 de Didier Joris, qui présentait ma foi fort bien, derrière le pirate du Rhône français.
La récompense du grimpeur, au sortir des 14 contours, c'est un panorama 4* sur le cirque rocheux, qui mérite bien une petite pause casse-croûte, pour savourer le pain, le jambon et le paysage.
La récompense du dégustateur, au sortir des 14 syrahs rhodaniennes, c'est un panorama 4* sur la production valaisanne, qui mérite bien une petite pause casse-croûte, pour savourer le canard, la ratatouille et le vin à table.
La cerise sur le gâteau, ce sera ce petit verre d'Ambre 2004, de Christophe Abbet, servi avec une tarte aux pommes maison, qui a pourtant bien failli passer à Travers. Un oubli vite réparé, juste le temps d'un aller/retour à la cuisine familiale.
On ne remerciera jamais assez Christophe Landry, Helvète underground, vigneron de Travers et œnologue génétiquement modifié, d'avoir bien voulu nous dessiner les contours de la syrah valaisanne et de sa vision jorissienne sur trois très beaux millésimes.
Et on ne remerciera jamais assez non plus le Creux du Van de nous offrir de si beaux paysages depuis tant d'années...
Olif