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Le Jura est un très ancien vignoble constitué d’une
mosaïque de cépages ; certains sont universels, comme le Chardonnay ou
le Pinot noir, d’autres très ancrés dans une tradition locale, parfois
uniquement retrouvés dans la région, comme le Savagnin, le Trousseau ou
le Ploussard. Petit passage en revue des forces en présence, histoire
de mieux cerner les différents aspects de ces merveilleux breuvages que
l’on produit dans le Jura !
Le Trousseau, roi de Montigny!
Ce cépage rouge, à l’origine des plus grands vins
d’Arbois de la même couleur, mérite une plus ample connaissance et une
meilleure reconnaissance. Son origine est ancestrale ; on en retrouve
la trace depuis 1731 en Franche-Comté, mais il existait probablement
antérieurement, peut-être importé dans le Jura par des immigrants
savoyards ou valaisans entre 1650 et 1700.
Le Troussot figure en cinquième position de la liste des
bons cépages établie par le parlement de Besançon en 1732. Il était
cultivé un peu partout dans la région où il prenait des noms locaux tel
que Trousseau à Montigny et Arbois, Triffaut à Besançon, Trusseau ou Trussiau encore ailleurs. Ah ! ce patois local ! On le trouve même jusqu’en Argentine sous le nom de Pinot gris du Rio Negro !
Son nom viendrait du mot ancien « Toursel», qui signifie « paquet»,
et c’est l’aspect troussé de son raisin et de son cep qui en serait à
l’origine, et non pas le vin rouge de garde réservé au financement du
trousseau des filles, comme les vieux vignerons se plaisent à le
raconter, l’œil brillant !
Il produit un vin rouge de qualité et de bonne garde, à la robe pourpre
et aux saveurs riches, souvent un peu confiturées. Son terroir de
prédilection : les sols calcaires de Montigny-les Arsures,
autoproclamée à juste titre capitale du Trousseau. Sur les 80 hectares
plantés dans le Jura, on en trouve plus de 52 ha en Arbois, dont la
moitié à Montigny, seul vignoble qui voit s’accroître la proportion de
ce cépage.
Le Ploussard, l’âme de Pupillin
Il s’agit de l’un des trois cépages rouges qui donne
droit à l’appellation Arbois ou Côtes du Jura, même si on le retrouve
souvent étiqueté «Rosé». Raisin noir à jus blanc, de débourrement
précoce, il concurrence le savagnin sur ses terres de prédilection, les
marnes bleues et rouges du Lias et occupe à lui seul une surface de 300
hectares, soit la moitié de la superficie plantée en rouge dans le Jura.
Son nom, véritable sujet de controverse, s’écrit et se prononce de
façon différente selon qu’on se situe à un endroit ou un autre du
département. Et pour ne pas froisser la susceptibilité des vignerons
locaux, mieux vaut utiliser le bon nom au bon endroit !
Etymologiquement, le Ploussard
tire son nom de la prunelle, dont les grains ont la même couleur,
parfois la même forme, et qui se prononçait de façon très différente en
patois local selon que l’on habitait à Salins (pleusse ou plesse),
Arbois (plusse) ou Poligny (plousse ou pelosse) !
Le Poulsard,
quant à lui, dériverait du latin "pulsare", pousser violemment,
probablement parce que les raisins poussent très vite, mais certains
penchent pour une coquille faite par un auteur breton, dans un ouvrage
relatant son «Voyage dans le Jura» en 1801.
Vraisemblablement cultivé dans nos contrées depuis le XIVème siècle (i l s’agissait alors de Polozard!),
on est en droit de penser qu’il est originaire de la région ; il fut
inscrit dans la liste des bons cépages publiée en 1732 par le Parlement
de Besançon et son identité est fortement jurassienne, même si l’on en
retrouve un peu dans le Bugey sous le nom de Mescle («Meiklle»
en patois, ce qui signifie mélange, car il s’agit ici d’un Poulsard
gris, intermédiaire entre le blanc et le rouge, à moins que le nom ne
provienne du latin mespilum, la nèfle !). Le Jura, décidément, terre
d’une bataille étymologique et vocabularienne !
C’est pourtant le terme de Poulsard qui sera retenu en
première place dans les décrets d’AOC, au grand dam des habitants de
Pupillin, consacrée Capitale mondiale du Ploussard en 1990, car
c’est ici que ce raisin s’épanouit le mieux. Pupillin, qui est le seul
village pour l’instant à avoir le droit d’accoler son nom à celui de
l’appellation Arbois.
«A Arbois le nom, à Pupillin le bon !»,
dicton traduisant bien la reconnaissance d’un terroir spécifique à
Pupillin, mais pas forcément très apprécié du côté d’Arbois ou de
Montigny !
Généralement peu colorés du fait d’une peau de raisin très pauvre en
anthocyanes, les vins de Ploussard prennent en vieillissant une teinte
pelure d’oignon qui les a longtemps apparentés à un vin rosé alors
qu’il s’agit bel et bien d’un rouge à la robe très claire. Ce sont des
vins fruités, frais et gouleyants, néanmoins aptes à une belle garde,
très à l’aise sur les charcuteries régionales.
Pour conclure, je laisserai volontiers la parole à Lucien «Bacchus»
Aviet, vigneron d’une infinie sagesse, apte à réconcilier tout le monde
:
« Ploussard ou Poulsard, l’important, c’est d’en boire ! »
Le Savagnin, emblème de Château Chalon !
« Ouaiche grand ! Ça va bien ? Savagnin ! »
Difficile de ne pas commencer ce chapitre par l’intro du Rap Comtois*,
le nouvel hymne des Francs-Comtois branchés, composé par Aldebert et la
Madeleine Proust, alias Laurence Semonin, la mémoire humoristique du
parler comtois, en VHS, en DVD et en tournée dans toute la France.**
Le Savagnin, ou Traminer, présent de longue date dans le Jura, aurait été importé d’Allemagne lorsque la Comté était Germanique. Le Traminer
tire son nom du village italien de Tramin mais les ampélographes
discutent encore pour savoir s’il y est né ou bien s’il y a seulement
été cultivé !
Pratiquement rencontré exclusivement en Franche-Comté, en ce qui concerne l’hexagone, on le retrouve sous le vocable de Sauvignin à Besançon en 1732 (dans la fameuse liste des bons cépages du Parlement), Sauvanon à Arbois et Sauvoignon à Salins en 1774. Son nom évoluera dans le temps en fonction des prononciations locales, pour devenir Sauvignin, Savignon naturé ou encore Savignien en 1880. Le terme de Naturel (ou encore Naturé) fut également utilisé au XVIIIème siècle et c’est d’ailleurs sous le nom de Naturé que Frédéric Lornet commercialise sa cuvée de Savagnin ouillé.
Savagnin et Vin Jaune ! Une histoire pieuse dans laquelle les
chanoinesses de Château Chalon ont très certainement joué un grand rôle
! Est-ce par l’intermédiaire de l’une d’elle, née en Andalousie sur les
bords du Guadalete, au pays du Jerez, ou bien d’une autre, née en
Albigeois, sur les bords du Gaillac, au pays du Perez***, ou encore
d’une troisième, originaire de Hongrie et complètement toquée, que la
recette du vin de voile est arrivée jusque dans nos contrées? Le
mystère demeure et le voile s’épaissit !
La forte souche du Savagnin
se plaît sur les marnes bleues du Lias, saupoudrées en surface de
petits éléments siliceux et calcaires. Son rendement est de 30 à 45
hl/ha. Ce cépage résiste plutôt bien aux premiers frimas de l’hiver et
on avait l’habitude ancestrale de le récolter assez tardivement, aux
premières gelées ou aux premières neiges, qui survenaient souvent dès
la fin octobre à l’époque.
Ce cépage jurassien à forte personnalité n’a donc pas fini de révéler
tous ses secrets, qu’on le consomme non ouillé en blanc, non ouillé en
jaune, ouillé, surmaturé, que sais-je encore ?
A titre d’exemple, la nouvelle cuvée «Solstice» de Pascal Clairet du domaine de la Tournelle, en Arbois, Savagnin
récolté en surmaturité, apparaît dans le millésime 2001 comme un vin
très riche et aromatique au nez, presque exubérant, alors que la bouche
se révèle sèche, longue, bien structurée mais stricte. Une nouvelle
facette de ce cépage passionnant!
* « Le 2-5 », rap comtois, d’Aldebert et Laurence Semonin,
** « La Madeleine Proust fait le Tour du Monde », spectacle en tournée dans toute la France.
*** Prénom Jérôme, chantre des vins du Sud en général, et de Gaillac en
particulier, sur LPV, le site des passionnés de vin et de single malt.
Gaillac où on élabore également de façon ancestrale un vin de voile
avec du Mauzac, le cépage local.
Le Chardonnay, le cépage du renouveau jurassien?
Présent dans le Jura depuis le XIVème siècle, il n’a
fait que naturellement traverser la plaine de Saône pour trouver un
terrain propice sur les contreforts du Revermont. La concurrence y
était peut-être moins rude qu’en Bourgogne!
En terme de surface, il représente actuellement environ la moitié du
vignoble jurassien. Son nom lui viendrait d’une petite commune du
Mâconnais où il proliférait abondamment. Pour se démarquer, les
Jurassiens l’appelaient différemment selon son aire de production: il
fut Gamay blanc à Lons le Saunier et L’Etoile, Roussette, Moulan, et Melan à Poligny, Melon à Arbois, Salins et Dole, Luisant à Besançon, Pineau blanc en Haute-Saône.
Beaucoup de ses patronymes ne jouèrent guère en sa faveur! De là à
penser que les Arboisiens avaient attrapé le melon ! Ce terme viendrait
pourtant du latin mel, mellis, le miel, que ses arômes évoquaient alors!
Reconnu comme cépage à arracher en 1732 dans la fameuse liste du
Parlement de Besançon (si c’est pas misère!), il fut repêché par une
ordonnance de 1774. Heureusement que certains en avaient gardé sous le
manteau ! Surnommé «le vin blanc bâtard» par les gens d’Arbois, on
considérait qu’il rendait le vin blanc "passable" lorsqu’il était
assemblé au Savagnin ! J’en connais quelques-uns qui devraient
s’étrangler en lisant cela!
Ce mal-aimé du XVème siècle prend sa revanche avec éclat actuellement,
permettant au Jura de s’étalonner sur les autres régions de production,
notamment la Bourgogne si proche, qui n’en finit pas de faire de
l’ombre malgré le différentiel d’altitude négatif!
De débourrement précoce, il n’est pas difficile à implanter, même en
région semi-montagneuse, mais il se révèle pleinement sur les coteaux
argilo-calcaires d’Arbois et du sud Revermont. La Mailloche, les
Bruyères, Curon, la Bardette et les Grands Teppes, entre autres,
démontrent de façon éclatante tout le potentiel de ce cépage sur ses
terroirs de prédilection, lorsqu’il est travaillé par des vignerons
talentueux, qui cherchent à le révéler et à exprimer sa capacité à
rivaliser en finesse avec les meilleurs, y compris ceux de la Bourgogne
voisine.
Le Pinot Noir, un Bourguignon dans le Jura!
Apparemment présent dans le Jura depuis la fin du XIVème siècle, sous le nom ambigu de Savagnin noir, il vient tout comme le Chardonnay de la Bourgogne voisine.
Surnommé Maurillon en raison de sa couleur noire, on ne sait s‘il faut l‘appeler Pinot (du latin «pinus», le pin), ou Pineau (du grec « pinein », boire).
Si le vocable Pineau est très typé Charente, on le trouvait pourtant en Haute-Saône, tandis qu’à Salins, Arbois ou Poligny, on préférait Petit Noirin, ceci afin de ne pas le confondre avec le Gros Noirin , pourtant complètement différent! Besançon penchait pour Noirum mais dans le sud Revermont, on le qualifiait de Savagnin noir pour profiter de l’analogie avec la star des cépages jurassiens.
Classé en deuxième position sur la liste des bons cépages en 1732,
juste derrière le Poulsard , mais très critiqué du fait de sa maturité
précoce, on le considère comme « peu recommandable » au XIXème siècle et certains vont même jusqu’à préconiser l’arrachage de ce «raisin des mouches»,
surnom qui avait le mérite d‘être très évocateur! Le record de
précocité vient tout juste d’être battu en cette caniculaire année 2003
où le ban des vendanges a dû être donné le 19 août pour récolter les
raisins de Pinot noir qui commençaient à se transformer en confiture !
Ce qu’on lui reprochait, en fait, c’était de ne pas produire des vins
aussi bons qu’en Bourgogne lorsqu’il était vinifié seul! Sous l’égide
du Dr Guyot, plusieurs expériences furent faites afin de rivaliser avec
le modèle bourguignon, sans grand succès alors. Mais les Jurassiens, en
bons Francs-Comtois à la tête de bois, persévèrent encore jusqu’à nos
jours et finissent enfin par en tirer quelque chose, de ce fichu
cépage! Il n'y a qu'à goûter les cuvées de Pinot noir de Jean-François Ganevat, par exemple, pour s'en convaincre!
Il représente actuellement environ 10% du vignoble en rouge et on
l’utilise fréquemment en assemblage avec les autres cépages jurassiens
pour produire des rouges colorés et charpentés.
Foirard, Pourrisseux, Gueuche et autres cépages ancestraux !
Beaucoup d’autres cépages furent cultivés dans le Jura,
avec plus ou moins de bonheur. Certains ont totalement disparu en
raison de leur fragilité, de leurs défauts, de leur manque de qualité,
que sais-je encore ?! De véritables dinosaures dont les noms à eux
seuls sont un poème et méritent un petit coup de projecteur; il n’est
pas exclu que certains d’entre eux fassent un jour leur réapparition
dans un assemblage purement jurassien, pour ne pas dire jurassique !
- Le Foirard blanc, ou Gueuche, était à l’origine
d’un vin vert et acide, estimé pourtant des moissonneurs qui
appréciaient son côté rafraîchissant. Je n’ose envisager les origines
exactes de son nom! Il ne faisait peut-être pas toujours bon se rouler
dans la paille à cette époque!
- Le Chasselas, importé de Suisse Romande, a préféré retourner chez lui aussi discrètement qu‘il était arrivé!
- Le Pourrisseux ou Peurion, assez spécifique du
Jura, donnait plutôt un bon vin blanc mais sa grande fragilité, comme
son nom le laisse supposer, a eu raison de son implantation locale.
- Le Gueuche Noir ou Gouais ou Foirard noir, pendant en rouge du premier cité, donnait des vins «plats, acides et de mauvaise constitution » . Les mauvaises langues aimeraient pouvoir prétendre qu’on en trouve encore dans le Jura, mais ceci n’est qu’une légende !
- L’Enfariné, fréquemment recouvert d’une pellicule
blanchâtre, d’où son nom, fut candidat à l’arrachage en 1731. D’après
un dénommé Chevalier, il est aussi «désagréable que le nom est déplaisant; son vin léger est acerbe et peu coloré».
Il eût pourtant pu être apprécié en assemblage dans un millésime comme
2003 pour corriger naturellement l’acidité qui faisait défaut aux vins!
- L’Argant, classé dans les meilleurs plants en 1774,
connut son heure de gloire au XIXème siècle en raison de sa bonne
résistance au mildiou.
- On peut encore citer le Gamay noir, le Petit Beclan, le Valais noir et le Gros Béclan, autant de cépages qui ne sont pas passés à la postérité jurassienne.
Qui a osé dire que le Jura manquait de variété(s) ?
Olif
Références bibliographiques :
« Vins, vignes et vignobles du Jura », de la famille Brisis, éditions Cêtre.
« Poulsard ou Ploussard » de Françoise Danrigal