Chapitre 1
Marie-Charlotte s'affairait déjà en cuisine, malgré l'heure. Elle avait pris le temps de se doucher, mais pas celui de s'habiller entièrement. Juste une petite culotte en dentelle noire et le soutien-gorge pigeonnant assorti. Et puis, quand même, un tablier de cuisine. Suffisamment court pour deviner la couleur de ses sous-vêtements lorsqu'elle se penchait. Tout en épluchant une carotte de belle taille, elle laissa son esprit vagabonder. Peut-être était-il trop tôt pour recevoir à la maison ce fichu séducteur de Charles-Henri. Sans nul doute, il tenterait de passer à l'attaque. Oui. Fallait-il se donner déjà? S'abandonner? Sûr qu'il était mignon, mais elle n'était peut-être pas encore tout à fait prête à remplacer Paul-André, feu son mari, parti bien trop tôt d'un fichu cancer du testicule extrême droit, qui eut vite fait de gangréner l'intégralité de ses organes. Il était tendre et gentil, Paul-André. Et attentionné, aussi. Amoureux de la bonne chère et du bon vin, dont il emplissait généreusement la cave. Bon sang! Le vin! Qu'allait-elle faire boire à Charles-Henri? Et aimait-il le bon vin naturel, d'abord? Pas sûr. Il possédait indéniablement le côté "m'as-tu-vu" des buveurs d'étiquettes.
Laissant subitement tomber son couteau, elle se dirigea vers le vieil escalier en colimaçon qui conduisait au Saint des Saints. Les marches étaient raides. Elle posa sa main contre le mur en pierres pour assurer son équilibre. D'habitude, c'est Paul-André qui se chargeait de choisir le liquide destiné à accompagner le solide. Serait-elle à la hauteur de cette nouvelle mission qu'elle devait assumer? Elle se souvint avec bonheur des jolis vins d'Arbois qu'il ouvrait dans les moments intimes qu'ils passaient ensemble. "Pour le braquemart, rien ne vaut le ploussard!", plaisantait-il volontiers pour masquer l'impuissance à masquer son impuissance. Instinctivement, elle se dirigea vers le casier contenant des bouteilles dont le goulot était vêtu d'un ciré rouge. La cave était fraîche. Un petit frisson lui parcourut l'échine. Elle aurait dû s'habiller plus pour descendre ici. Elle s'accroupit pour empoigner fermement le goulot d'un de ces flacons. En se relevant, le verre à peine humide vint lui caresser l'intérieur des cuisses. Elle frissonna un peu plus, mais de plaisir cette fois. Elle serra un instant la bouteille au creux de son intimité, avant de se décider à remonter au plus vite dans sa cuisine. Légèrement perturbée par la curieuse sensation qui venait de l'envahir, elle posa la bouteille sur la table et retourna à son plan de travail pour ficeler son rôti. Paul-André savait à peine lacer correctement ses chaussures, ce n'est pas lui qui allait lui apprendre toutes les ficelles du bondage. Pourtant, elle se débrouillait plutôt bien. Une nouvelle fois, elle fut troublée par ses pensées. Elle ouvrit le premier tiroir à sa droite, s'empara d'un tire-bouchon et se rua sur la bouteille comme pour chasser les images qui se fixaient petit à petit dans son esprit. Elle caressa longuement le goulot jusqu'au capuchon de cire rouge. Une cire sèche et cassante, d'un beau rouge vif, qui ne changea pas de couleur sous l'effet de ses caresses. Arbois-Pupillin 2006 du domaine Overnoy-Houillon. Un des vins préférés de Paul-André, qui vénérait Pierre Overnoy, le vigneron libre penseur de Pupillin et précurseur du vin naturel.
Lorsque la vis du tire-bouchon pénétra la cire, puis le bouchon, elle se mordilla la lèvre. Elle extirpa précautionneusement le bouchon de la bouteille, essuyant de la pulpe de son index le rebord du goulot. Elle se servit un verre, puis passa le reste de la bouteille dans une carafe. Le vin avait une belle couleur groseille. Un jus éclatant et sanguin. Du sang bien clair, comme au troisième jour de ses menstruations. Elle ressentit soudainement une envie de devenir vampire. Elle prit le verre et la bouteille, passa au salon et se jeta sur le canapé. Elle trempa ses lèvres dans le breuvage. Sa tête bascula en arrière et ses paupières se fermèrent. Elle fit circuler le vin dans sa bouche, s'enivrant de ses saveurs de fruits rouges. Son entrejambe se serra sur sa main libre, dans un frisson de volupté. Elle resta un instant immobile avant d'avaler lentement la première gorgée de ploussard, en laissant échapper un petit cri de plaisir. D'un geste fluide, elle replia ses jambes et retira prestement sa culotte en pensant fortement à Paul-André. La bouteille vide allait bien lui être d'une quelconque utilité, finalement...
Lorsque Charles-Henri sonna à la porte, elle savait déjà qu'elle ne lui ouvrirait pas.
Olif
P.S.: titre piqué sans vergogne à François "Bourgogne live" Desperriers, également inspirateur de ce billet, pour le coup. Quel obsédé textuel, ce François!
P.S.2: mesdames, je ne dis pas qu'à chaque fois que l'on boit du ploussard, ça fait cet effet-là, mais des fois oui, quand même un peu.
P.S.3: non, contrairement aux apparences, vous n'êtes pas sur Littinéraires viniques, de Christian Bétourné, que je salue au passage, lui qui vient d'essuyer, avec Achille, les foudres de la censure facebookienne.